Imperceptiblement, il se rapproche, me frôle, m'effleure et tourne autour de moi. Je peux presque sentir son souffle sur mes lèvres, le toucher de sa large paume sur ma peau. Ses teintes obscures et les éclairs dorés de ses regards foudroyants se montrent incroyablement affolants. La force de ses bras et sa taille de géant imposent le respect et une envie irrésistible de m'y engouffrer malgré la crainte d'y sombrer. Les longues mèches de sa chevelure volant au vent forment un arc-en-ciel aux sept nuances de sombres : anthracite, bistre, taupe, étain, plomb, cendre et argent selon la luminosité du ciel qui s'écroule dans l'eau toute proche.
Je tiens la longueur, demeure à distance de sécurité. Je l'évite, le repousse doucement, par crainte de me perdre en son sein. Par peur de ne point recouvrer la terre ferme. Par angoisse de ne plus pouvoir revenir en arrière et de nous briser. Des jours durant, j'hésite à différer mon départ, à élancer ma voile dans sa direction. Je ne cesse de le reporter à plus loin, à plus tard. Ma raison m'enjoint à attendre son improbable envol. Peut-être se lassera-t-il de moi et partira-t-il, plus loin, jeter son dévolu sur une autre innocente proie ? "... C’est toujours difficile d’adapter sa route mais la mer est ainsi, imprévisible et indomptable... " [Anon. ]
Mais il demeure là, ne me quitte pas. Il avance juste à mes côtés. Il entoure doucement mes épaules de sa large carrure et sa longue silhouette me couvre de son ombre. Alors, je recule et m'écarte quelque peu de lui. De temps à autre, il se hasarde à déposer un timide baiser d'une goutte de pluie sur ma main. Je frissonne d'émoi à son toucher tiède et satiné. Je ne l'essuie pas. La caresse est troublante. Il hésite à faire un pas de plus vers moi. Il m'observe à la dérobée du bout de son horizon. Terriblement puissant et fragile à la fois. Un peu comme si mon refus de le suivre au large le faisait cruellement souffrir. Un peu comme si les trombes d'eau au loin se voulaient ses larmes du manque de ma présence auprès de lui. Il m'attend, éperdu de pluies. Et quelque part, il me fait pitié. Et sans le lui avouer, son chagrin de géant zéphyrien me touche intensément.
© Photos - Rêvesdemarins (Azores, Northern Atlantic Ocean)
Je voudrais tant partir. Puis, à force d'épuisement, d'attente sur ce quai, de désir et de désespérance de me lancer, ma raison rend les armes. Je finis par tendre la main vers lui. Et je largue les amarres. Du bout des doigts sur la barre, en tremblant de tout mon être. Au diable la peur, les tergiversations et les dérobades. Et je me lance à l'eau et borde les voiles au vent. Qui naviguera, verra.
L'onde est tout d'abord douce et fluide. Puis les vagues se font plus fortes. La houle monte. Je sens son tourbillon qui m'aspire. Je sens mon navire inéluctablement attiré vers lui. Sa puissance est tout simplement soufflante. Plus de retour en arrière possible. Le voilier danse sur les lames de fond et se perd dans l'écume. Les voiles volent en tous sens. La boussole s'affole. Le compas n'indique plus qu'un seul cap : celui du large aux couleurs de la nuit. Alors, lorsque les résolutions ne font plus aucun sens, je finis par accepter de faire confiance à mon intuition de marin et à l'océan. Je cesse de repousser ses avances. Je prends ce qu'il me donne et consens enfin à jouer avec les flots. Je les suis, je me donne, je m'unis à eux comme un dauphin épouse les mouvements de la mer. Je rejoins l'ouragan et me noie en lui au lieu de le combattre en vain. Et mon navire avance dans la furieuse passion des éléments. Il s'y engouffre et remonte à la surface pour reprendre sa respiration de temps à autre. Il finit par s'habituer au rythme saccadé de son souffle et aux élans de l'eau. Je me fais à leur balancement comme à celui d'une immense nacelle. Le tangage me devient tendre berceuse. Mon esprit se détend, mon coeur s'apaise, mon corps se relâche. Je deviens quelqu'un d'autre. Le marin en moi devient homme des mers. Des jours durant, la tempête m'entraîne loin des côtes, toujours plus au large, toujours plus fort. Et j'oublie tout. Je ne forme plus qu'un et un seul avec l'ouragan. Je fais partie de lui. Et au lieu de me détruire, il m'emmène vers une autre destination. Deux fois, trois fois, quatre fois, nous tentons de séparer nos routes. Et à chaque tentative, il ne peut s'empêcher de me ramener à lui. Et s'il ralentit ma course vers l'horizon, il ne m'entraîne pas pour autant vers ma fin. Il me porte et m'emporte vers une autre île, plus belle, plus éloignée. Un endroit d'une splendeur sans pareil, qui n'est repris sur aucune carte et dont je n'imaginais même pas qu'il puisse exister dans ce monde. « (…) Boire, déguster le sang de la mer en son sein, goûter le salé du plaisir et le retenir sur la langue, la carène glissant sur les reins ondulés de la Belle qui ne se laisse pas apprivoiser(…) - Je crie ma joie, une main posée sur les rênes. La mer me guide et tient fermement mon autre main. Sans crainte et avec modestie, j’accepte le courroux et le don, la rumeur et l’appel. Oubli de soi par la fatigue, la concentration. Embaumé par le souffle du vent, je goûte l’eau salée qui coule entre les lèvres. (…) » [Anon.]
Après ces moments uniques en son sein, le temps n'a plus d'importance. Ivre et exhalté de ses caresses nacrées, l'ouragan ouvre ses bras dont il m'avait longuement enlacé. Je suis libre de reprendre ma route vers ma destinée et mon cap originel. Je jette un coup d'oeil derrière moi : il me fait ses adieux. Ou n'est-ce là qu'un au revoir ? Il me tient par les yeux et son profond regard triste d'ambre gris me pénètre jusqu'à l'âme. Il m'a embrassé de son souffle alizé et de ses étreintes perlées, puis m'a laissé repartir, sans engloutir ma coque, en épargnant mon mât, sans rien même grignoter de mes voiles. Sans m'inviter à le suivre vers cette île déserte au bout du monde. Il m'a juste appris à naviguer différemment. En parfaite symbiose avec les flots. Une troublante et inoubliable rencontre en haute mer avec l'ouragan. Je me sens plus vivant que jamais...
La vie d'un marin est ainsi faite d'attentes, d'imprévus et de dépendance des forces de la nature. Faute d'une meilleure fenêtre météo pour un départ en mer, bon vent à ceux d'entre vous qui croiseront un ouragan (ou du moins une grosse dépression) sur leur route. Puisse-t-il vous être clément. Bon dimanche.
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AuteurArchives
August 2023
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