”All ships, all ships, all ships. This is Tarifa marina, Tarifa marina, Tarifa marina. This is an emergency call. A rib containing a number of people is currently sailing across the zone. All vessels in their neighbourhood are requested to lend immediate assistance if circumstances prove necessary.... »
Voici bientôt deux heures que la VHF diffuse en boucle ce message. En espagnol, que je comprends à demi mais que mes compagnons à bord maîtrisent parfaitement. Puis dans un anglais sommaire aux consonances hispaniques. Le jour se lève. Nous arrivons à cet endroit mythique à la pointe de l’Europe. Ce petit bras de mer entre deux continents. À bâbord, l’Europe et ses rivages brûlés par le soleil estival. À tribord, l’Afrique et ses splendides montagnes qui se profilent dans la brume matinale.
La vue est imprenable. Entre les monts brumeux de l’Atlas et les côtes andalouses, nous avons l’impression de nous trouver au bout du monde. Ou plutôt, au début du monde... Au loin derrière, le cap portugais de Saint Vincent, pointe mythique d’où partirent jadis les navigateurs à la découverte du Nouveau Monde et de l’Océan Atlantique, que nous venons de traverser. Puis, l’anse de la baie de Cadix, la belle. Au loin devant, l’entrée vers le Monde du Milieu et la mer des navigateurs carthaginois et phéniciens, Ulysse et les autres. Une expérience fabuleuse. Un sentiment de faire partie de ces grands navigateurs de cet univers.
© RevesdeMarins
Quelque voiliers derrière. Un peu moins devant nous. Une bonne brise, en poupe, juste ce qu’il nous faut pour pouvoir franchir le fameux détroit qui nous attend quelques milles plus loin sous son célèbre rocher aux singes avant qu’Eole ne décide de changer à nouveau de direction et en bloque, pour quelques jours, l’entrée aux marins venant de l’Ouest. À bâbord, la navette Tarifa-Tanger, écarlate et vrombissante. Le code D, notre ersatz de spinnaker, orangé de la lumière du Levant, nous guide sans faille vers l’Est. Notre périple va bientôt se terminer.
A tribord, le rail des cargos. Ils se suivent à la queue leu-leu. Les uns plus gigantesques que les autres. Et de temps à autre, un preux et intrépide voilier ou catamaran lilliputien qui se risque à venir s’insérer entre eux dans la file des Titans. Nous avons beau scruter les flots avec les jumelles, pas de trace de ce fameux radeau itinérant au milieu de cette petite flaque que représente le territoire nautique reliant le Maroc au Sud de l’Espagne. Encore des malheureux qui tentent leur chance vers l’Europe et la soi-disant Terre Promise.
Vient alors la question : “Et si en fin de compte, nous croisons leur route et les apercevons, alors que faire ??? “. Je regarde mes compagnons de bord avec un regard empli d’incertitude. Mon cœur me dit : “On ne peut tout de même pas les laisser voguer ainsi, au petit bonheur la chance (ou au grand malheur la malchance, serait-il plus approprié de dire dans ce cas... ) ! Peut-on les prendre à bord? Les réchauffer, les nourrir, les rassurer? “. Mais la réponse sensée et rationnelle est différente... Les aider, oui, mais à distance. Ne pas les laisser monter à bord pour éviter le danger. Le risque de chavirer par le poids ou la gîte incontrôlée. Pire, le risque, bien réel, qu’ils se noient en tentant de rejoindre le voilier. Le risque de violence et de gestes désespérés. Se tenir à une distance de sécurité tout en les gardant à vue et prévenir les autorités côtières en urgence via la VHF. Et espérer qu’un cargo plus grand et plus solide que notre frêle voilier, capable de les accueillir, les fasse monter à bord pour les amener à une destination côtière où ils pourront trouver asile. Reflexion déconcertante.
Je me demande pourquoi les gardes-côtes de Tarifa continuent à inviter les navires croisant au large à porter assistance à ce rafiot au lieu d’agir eux-mêmes et de leur venir en secours. Puis, je me souviens... La crise des migrants. La fameuse crise ou les pays, les uns après les autres refusent l’asile aux migrants clandestins qui tentent de rallier le continent du Nord au départ de l’Afrique ou du Moyen-Orient. Et l’Espagne en fait partie. “Not in my backyard... Pas chez nous... “. Les autorités portuaires locales n’ont sans doute pas obtenu l’autorisation de les ramener à quai.
Alors, tour d’abord ballottés par les flots, ensuite ballottés par les politiques, ces marins malgré eux, attendent et attendent encore que les décideurs de ce monde de nantis décident de leur sort et qu’une nation limitrophe daigne enfin accepter de les accueillir dans leurs ports ou de les renvoyer d’où ils viennent pour, dans les deux cas, un avenir on ne peut plus incertain. Les mal-aimés, les mal-venus, les mal-reçus. Et pourtant, la traversée de la Méditerranée et la migration à tout prix n’est pas forcément la solution miracle... Et les loups aux longues dents sans scrupules font légion parmi les passeurs.
Après de longs jours de discussions parlementaires et de négoce humain (la traite des hommes ne serait-elle donc pas encore un trait du passé?), Malte accepte enfin de recueillir les navigateurs sous conditions strictes, Cependant, Malte est bien loin de l’endroit où nous nous trouvions. Quasiment impossible à rejoindre sur une embarcation de fortune...
Très bientôt, je serai à nouveau en mer, en navigation cette fois-ci entre la Sicile et les îles éoliennes... Encore un endroit où le hasard nous fera, qui sait..., là également croiser un radeau de la Méduse, en route probablement vers l’Italie. Quelque part, la peur en moi me fait appréhender telle rencontre pour ne pas avoir à décider. Néanmoins, j’espère, tout de même, le cas échéant, pouvoir agir au mieux avec mes compagnons de bord pour les aider, sans mettre l’équipage (ni le leur, ni le nôtre) en danger et prendre les bonnes décisions pour tous.
Nous ne saurons pas ce qu’il est advenu de ce petit bateau clandestin croisé à Tarifa. J’espère qu’ils ont eu cette chance de pouvoir accoster sains et saufs sur un rivage bienveillant et leur souhaite le meilleur.
Ce billet ne se veut ni juge ni polémique politique ou économique quant à la crise des migrants. Il reflète simplement une question humaine, à laquelle nous pourrions tous nous trouver confrontés un jour, en mer ou ailleurs.
Sur cette réflexion, je vous souhaite un excellent dimanche.
1 Comment
Dawn
3/9/2018 10:44:38 am
Fascinant...et inquietant....les droits de l'homme semble disparu!!
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AuteurArchives
August 2023
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