Et si mettions un brin de folie dans nos vies ce dimanche ?
Le Navire de Cocagne
Nous sommes en 1494 en Alsace. Sebastian Brant, un humaniste et poète strasbourgeois publie "la Nef des Fous" ("das Narrenschiff"), un ouvrage critique de la faiblesse et de la folie de ses contemporains. Cette métaphore nautique recense divers types de folie, brossant le tableau de la condition humaine, sur un ton satirique et moralisateur. Dans le récit, le navire emporte dans sa cargaison nombre d'imbéciles, flatteurs, joueurs, faiseurs de ragots, paresseux et gourmands. Il y annonce que "le bateau va, simplement, vers son naufrage". Une oeuvre critique et pessimiste, mais qui connaît immédiatement un succès... fou. Elle sera ainsi illustrée par des gravures en bois représentant les diverses sortes de fous à bord : le bibliomane, l'avaricieux, l'usurier, le voyageur, celui qui s'adonne trop à la danse, le fou de luxure, le fou de la goinfrerie et beuverie, etc.
La métaphore de la barque et de la folie de son équipage se retrouve dès le Moyen-Âge, comme notamment dans "la Barque bleue" ("de blauwe schuit") de Jacques van Oestvoren.
En 1509, Erasme de Rotterdam, écrira à son tour "l'Eloge de la Folie". On considère d'ailleurs que c'est l'une des œuvres qui ont eu le plus d'influence sur la littérature du monde occidental et qu'elle a été un des catalyseurs de la Réforme protestante. Il sera suivi en 1516 par Thomas Moore, humaniste et écrivain britannique, et son "Utopie" ("Utopiae" du grec οὐ-τόπος "en aucun lieu"), un récit de voyage vers une lointaine et mythique île imaginaire, représentant une société idéale sans défauts.
Le point commun entre ces auteurs de satire sociale : leur oeuvre utilise comme métaphore un navire ou une île peuplée de fous, ou encore une destination imaginaire pour éviter la censure politique ou religieuse. "La folie n'est pas un péché, elle est la loi inévitable de la vie. C'est seulement quand elle se reconnaît et s'accepte elle-même qu'elle peut éviter la pire forme d'aveuglement, qui est de croire à sa propre sagesse". (Bosch, Hans Belting)
© Photos – Wikipedia
La Nef des fous de Brant et l'île de nulle part de Thomas Moor trouvent aussi leur pendant pictural dans l'oeuvre du célèbre peintre Hieronymus Bosch et sa vision d'une humanité paradisiaque dans son 'jardin des délices". Si vous passez au Louvre à Paris, allez donc admirer sa version en images de la "Nef des Fous" dans son triptyque. Se trouvent dans sa version de la nef, des hommes assez insensés pour s'embarquer sur un navire sans voile ni gouvernail, avec pour toute vergue un mât de cocagne où, trop occupés par leurs plaisirs, les deux nautiers abandonnent leur louche énorme qui pourrait faire office de rame ou de godille . Ces hommes et ces femmes embarqués ensemble ne vont nulle part, ils ne s'en rendent pas compte et ne s'en soucient en rien. Le peintre y critique les mœurs dissolues du clergé et la débauche cédant aux vices. Hieronymus Bosch... dont nombre diront qu'il n'avait pas vraiment toute sa tête pour imaginer des créatures aussi fantasmagoriques... Mais les grands artistes n'ont-ils pas souvent été accusés de folie (Van Gogh, Dali, Claudel, Hemingway, Rimbaud, Maupassant, Baudelaire... ). "Génie" rime-t-il donc avec "folie" ?
© Photos – Wikipedia & Bosch, Le Jardin des Délices, Hans Belting (edition Gallimard 2005)
L'île des fous
Cependant, la folie n'existe pas que dans l'imagination des auteurs du XVIe siècle... L'île des fous a réellement existé : l'île de San Servolo. Elle se trouvait à Venise, entre la place Saint-Marc et le Lido. Ayant d’abord accueilli un monastère bénédictin, elle a ensuite abrité un hôpital militaire avant de recueillir les aliénés de Venise à partir de l’époque napoléonienne. L’ île a ensuite été transformée en un centre universitaire international et abrite le musée de l’hôpital psychiatrique de San Servolo. Une île isolée de la réalité du monde, à l'abri des raisons, tout comme le premier lazaret créé lui aussi sur une des îles de la lagune, pour y séparer les malades des bien portants.
Folie en mer
La mer entretient un lien tout particulier avec la folie... De longues périodes en navigation ou sur une île déserte a de quoi faire chavirer les esprits les plus forts. Chaleur, déshydratation, hallucinations, manque de sommeil, fatigue extrême, solitude, désespoir, peur. Tous les navigateurs solitaires, à un moment ou un autre, doivent se demander s'ils ne sont pas en train de perdre la tête.
"La Mer rend fou... Parfois, je me demande si ces images ou souvenirs ne sont que le fruit de mon imagination tant leur réalité me semble intense."
Je vous conseille vivement trois excellents romans qui traitent de la folie en mer, et qui vous tiendront en haleine jusqu'à la toute dernière page !
Et puis, après tout, la folie ne fait-elle pas toujours un peu partie de nos vies? Ces moments forts qui nous font brièvement oublier nos raisons, pour retrouver ensuite nos sens. Quelques instants de folie sur la nef des fous qui nous font nous sentir vivre un peu plus intensément, décuple nos forces ou nos émotions, en mer ou ailleurs (sans pour cela nous coûter une oreille... ). Et nous donne des souvenirs à raconter aux gens "sages" et sains d'esprit ;-), une fois de retour sur la terre ferme.
Alors, je vous souhaite un dimanche un peu fou (juste pas trop) !
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March 2023
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