Tu n’étais pas très belle avec ton nez de boxeur. Tu avais probablement été heurtée par un de ces chauffards de campagne. Mais je t’aimais comme tu étais. Tes imperfections te rendaient bien plus attachante encore. Un petit nez bosselé tout noir bordé de longues moustaches devenues blanches avec les années, que j’aimais tant lorsque tu le frottais contre mon visage. Tu laissais tes marques sur mes joues comme sur le vieux meuble de cuisine, déteint de tes caresses.
Tu faisais partie du contrat d’achat de la maison, tes anciens parents partant pour l’étranger, sans toi. J’étais venue te chercher au sommet d’un building bruyant en plein centre-ville de la capitale, où tu avais émigré pour quelques semaines, le temps du déménagement. Tu étais déjà adulte de quelques années. Terrée sous un lit, sauvage et imprenable, j’avais perdu pas mal de bouts de peau pour parvenir à t’emmener avec moi pour te ramener dans ta maison et tenter de t’apprivoiser. Mais je n'en avais cure. Et de retour dans ton domaine, bien au chaud dans ta laiterie, tu avais peu à peu repris du poil de la bête. Et moi, j’avais quelque peu gagné ta confiance. Il m'a ensuite fallu quelques années de patience et de persistance pour gagner ton coeur... La maison, c’était tout d’abord la tienne. Tu y habitais bien avant nous et tu nous y tolérais. Moi un peu plus que d’autres. Et comme moi, tu redoutais tous ces intrus qui y rentraient et s’y installaient comme s’ils étaient chez eux, sans respect ni politesse pour tes horaires, ton territoire et ton intimité. “Les méchants étrangers” contre lesquels tu grognais comme un chien. Pas besoin de sonnette : on les savait proches à ta mine sombre et à ton “chatoiement “. Tu connaissais le grand jardin comme ta poche et pouvais y jouer à Colin-Maillard des heures durant, au grand dam des oiseaux, des musaraignes et des lapins. Tapie sous un buisson ou une cachette secrète. Et nous pouvions attendre longuement que tu daignes réapparaître... Crachin, pluie ou vent, peu importe, tu n'avais pas de saison pour inspecter ta propriété. Et le jour où deux chiots remuants aux grosses papattes sont venus vivre dans ta maison, tu ne t’es pas laissée impressionner malgré leur taille imposante et leurs grosses dents, pas même devenus adultes et sept ou huit fois ton poids. Tu es restée la maîtresse incontestée de ton domaine. Et ils t’ont acceptée comme telle après quelques coups de griffes bien placés. “Don’t mess with mistress the cat !”. Je vis chez mon boxeur… Je vis chez mon chat…
Tu avais une véritable patience d’ange. Tu pouvais attendre des heures (même si parfois pas vraiment en silence, il est vrai) que l’on daigne s’occuper de toi. Et jamais tu ne nous en tenais rigueur. Sauf après une longue absence sous la garde d’une house-sitter… Là, il t’arrivait de râler et de nous bouder quelque peu. Mais bien vite, je retrouvais ta boule de poils à ronrons contre ma joue et ton adorable “mrraouw” pour me dire que je t’appartenais. J’étais “ton humain” préféré.
Tu adorais les portes. Ou plutôt les… entre-portes. Impossible de les garder fermées… Il fallait toujours que tu t’installes en leur milieu. Dehors, dedans, dehors, dedant... Nous avons joué au portier des années durant. Et puis cet air dégoûté que tu pouvais aussi prendre lorsque le contenu de ta gamelle ne te convenait pas. Une véritable princesse. On ne t’aurait pas trompée sur la marchandise. Nous avons joué au majordomme des années durant également... Aucun doute sur l'identité de la véritable patronne de l'habitation. Le matin, c’était tout un rituel (pas toujours pratique quand on n’est pas un super lève-tôt comme moi). Mais je m’y pliais avec joie pour le plaisir de nos discussions matinales. Tu m’attendais toujours, patiemment. Tes grands yeux verts ou dorés selon l’angle de la lumière, tellement doux. Tu adorais ennuyer le chien en t’installant sur son lit. Et il te rendait bien la pareille. Et le soir, même cinéma : madame n'avait pas envie d'aller se coucher alors que le reste de la maisonnée tombait de sommeil. On avait toujours de l’animation à la maison, de quoi s'occuper et quelqu’un à qui parler. Durant des années, les gens se moquaient de toi parce que tu ressemblais plus à un phoque faisant la sieste au soleil. Mais tu assumais ta large taille avec fierté. Puis, de la catégorie des poids lourds, tu es passée à celle des poids plumes ces dernières semaines. Le vilain petit crabe (encore et toujours celui-là), grignotant tes forces, de l’intérieur de tes vieux os, puis s'insinuant dans tes poumons. Et tous les petits plats les plus créatifs les uns que les autres que je pouvais te préparer pour tenter de te remplumer ne suffisaient plus à satisfaire son appétit vorace. Ces derniers jours, je me suis rendue compte à quel point tu étais grande, même lorsque ton pelage ne parvenait plus à masquer ta silhouette devenue filigrane. “Tu es incroyablement adorable. Si forte et si fragile à la fois…”
Mais tu étais forte, très forte en réalité. Tu en avais encaissé des coups comme boxeur… Et toujours sans jamais te plaindre, sans jamais flancher. Toujours, tu trouvais la force de te relever et de remonter sur le ring. Pas moyen de te mettre KO. On disait de toi que tu étais une peureuse parce que le moindre bruit te dérangeait. Mais, au fond, tu souhaitais juste qu’on te laisse tranquille chez toi. Tu n’as jamais failli, tu n’es jamais partie. Tu es restée fidèle. Pas même lors de travaux majeurs de rénovation pour quelques longues années, bruyants à souhait, bourrés d’étrangers dans la place, et surtout qui avaient totalement détruit ton ancienne maison et t’avaient temporairement reléguée dans un nouveau logement bien moins confortable.
Toujours, tu as été là pour moi, dans mes coups de vie, de coeur ou de sang. Tu me protégeais, me consolais, m’apaisais. Passer mes doigts sur ton ventre doux et la musique de ton ronronnement me faisaient tellement de bien et suffisaient bien souvent à me redonner courage toutes ces fois où mes jours étaient sombres. Je veux croire que tu me comprenais un peu. Et j’avoue que le rollercoaster émotionnel des dernières années m’ont laissée épuisée sans toi pour me remonter le moral. Malgré tes dix sept longues années (cela doit faire presque centenaire dans notre échelle de vie humaine), tu avais bien utilisé tes neufs vies, surtout cette dernière année. Tu avais surmonté diverses maladies, le foutu crabe, une patte en moins, échappé à l'appétit de la fouine et aux voitures, sans compter aux régulières tentatives de tes grands compagnons à la truffe noire pour te chaparder ta gamelle et ton lit, parfois sans ménagement pour ta petite taille et te bousculer entre leurs grosses pattes.
© Photos – Rêvesdemarins
Ce soir-là ,cette semaine, tu as attendu mon retour à la maison et ma présence tout contre toi pour partir, entourée de tendresse, en silence et en toute dignité. Il n'y a pas que les oiseaux qui se cachent pour ce moment fatal-là. À cet endroit même où tu aimais tant te dissimuler, sous le banc contre la laiterie qui t’avait autrefois abritée. Tu es venue et repartie dans ton chez toi. Mon bébé, ma fi(fi)lle, m’a belle, ma jolie, mon Chacha, mon amour. Tous ces mots qui gagatisent mais reflètent tellement bien le lien fort que nous avons tissé et nous gardera ensemble à jamais. Les gens sans enfants ont tendance à aimer d’autres êtres, dont parfois leurs compagnons non humains. Et j'en fais un peu partie, sans honte ni regret aucun.
Ma maison et mon cœur sont bien vides sans toi… Dors bien, mon bébé, mon boxeur... Après cet ultime combat. Et dans ta grande prairie où tu chasses à présent les bisons (et les souris), veille un peu sur moi. Tu me manques.
1 Comment
didier Caffonnette
4/9/2021 04:55:12 pm
Je pense à toi , t'embrasse fort tout doux...
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AuteurArchives
August 2023
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