"Aux Echecs, on apprécie plus les combinaisons intéressantes que la victoire elle-même. " (Lev NikolaïevichTolstoï)
Contrairement à d'autres, je n'ai jamais été fervente des jeux de société. Et l'attrait de la victoire m'est souvent resté indifférent, au grand dam de mes partenaires de jeu, bien plus compétitifs que moi. Les très rares fois où je joue, je le fais simplement pour le plaisir, et non pour la victoire. Seules exceptions à la règle : en régate ou lors de mes anciennes compétitions à ski, où je me prends... au jeu. Et si l'intérêt intellectuel de l'échiquier reste incontestable, je n'ai par contre jamais vraiment pris le temps de décoder ses subtilités.
Cela dit, la stratégie de navigation nécessaire pour parvenir à bon port, me titille, elle, en revanche. Car il s'agit-là d'une mise en application pratique de concepts tactiques. Et une stratégie de routage médiocre peu s'avérer désastreuse pour un équipage (et pour le moral... ). Un des charmes de la voile reste indubitablement l'attrait de l'imprévu, un peu comme une partie d'échecs dont les règles se modifieraient au fur et à mesure que le temps passe et où il faudrait aux joueurs sans cesse revoir leur stratégie pour parvenir à avancer sur l'échiquier marin.
© Photos - Rêves de Marins (Pohàdka, Praha, http://www.ceskehracky.com/cs)
Voici donc la suite du billet précédent à propos de notre escapade au pays des moutons et des Fish & Chips pour un long week end. Une navigation pas comme les autres, au beau milieu d'un immense jeu d'échecs.
Moonlight Shadow prend ses aises. et nous commençons à bien nous entendre. La belle damoiselle a enfin consenti à nous livrer peu à peu ses secrets. Génois, drisse de grand voile, bosses de ris, pataras, cunnigham et tant d'autres de ses atours se sont laissés apprivoiser et nous parvenons peu à peu à les manier avec aisance.
Les estacades du Chenal de Nieuport ne paraissent à présent plus que deux minuscules pièces d'échec noirs et blancs à l'horizon. Deux lointaines tourelles sur lesquelles nous imaginons d'improbables princesses aux longues nattes en train de nous faire signe de leur mouchoir pour nous souhaiter bon vent. Leur tourelle soeur, habillée de pourpe et d' albâtre, nous regarde nous éloigner de la terre ferme, en se disant qu'elle nous guidera à notre retour nocturne au port, de son faisceau incandescent, tel un veilleur de nuit prévenant.
Nous avançons dans l'onde paisible. Peu de vent, mais suffisamment pour ne pas tomber dans la pétole. Cap sur Felixstowe. L'itinéraire habituel en direction la Grande-Bretagne. Un peu plus loin, nous croiserons une autre tour de garde, le Westhinder, parée de pourpre, ainsi que ses nombreuses soeurs jumelles, toutes de jaune vif vêtues et les pieds au beau milieu des flots. Bien des miles plus tard, nous croiserons d'ailleurs également quelques tours de navires phares, dans leurs plus beaux atours rubescents. Toujours magiques celles-là. Les bons samaritains de la Mer du Nord. Toutes excellant dans leurs métiers divers tels que phares, radars, ou encore relais météo. La stratégie de jeu? Les suivre tout en les évitant! Pas question de faire tomber ces pièces-là de l'échiquier. Cela nous en coûterait la partie.
© Photos - Rêves de Marins
Il nous faut ensuite passer les Shipping Lanes. A leur entrée, des géants d'acier immobiles, dans l'attente d'un créneau horaire pour s'engager dans l'allée de passage. Mais une fois dans la cohue, plus question de les stopper dans leur avancée. Alors, gare aux règles de priorité. Et quand bien même, les règles nous donnent ce droit de prévalence, il n'est pas toujours de bon aloi de la prendre face à un mastodonte tel qu'un super cargo de milliers de tonnes bardé d'une kyrielle de containers empilés comme une tour de Babel. Pourvu que ce gros oiseau Roi ne laisse rien tomber! Nous avons soudain le sentiment de n'être q'un petit papillon bien frêle aux ailes blanches face à ce titanesque Monarque des Mers, surtout lorsque seule une frêle bouée cardinale nous sépare de sa trajectoire. Ainsi, nous aurons quelques fois l'indulgence chevaleresque de lui céder notre priorité.
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Rencontre avec la Dame ensuite. Ou plutôt: les Dames... Dans ce jeu d'échecs nautiques, elles sont une multitude. Elles se baignent au loin, dans leurs maillots immaculés. Elégantes, avec leurs longs bras fins. Gracieuses dans leurs mouvements au rythme du vent. Elles aiment à se poser sur des bancs de sable fin et à prendre un bain de soleil couchant. Par contre, dans cette version-ci du jeu, on est heureux qu'elles ne se déplacent pas...
Elles sont tellement belles que nous décidons de nous faufiler entre les jolies filles pour aller les admirer en catimini. Nous ne sommes normalement pas censés entrer dans le harem, mais la tentation est trop grande et la séduction trop forte. Tant pis pour les cavaliers sentinelles amarrés un peu plus loin. Nous prenons le risque. Nous zigzaguons entre les silhouettes diaphanes baignées par la lumière évanescente du crépuscule. Et leur splendeur nous laisse sans voix. "Celui qui prend des risques peut perdre, celui qui n'en prend pas perd toujours". (Xavier Tartacover)
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Nous poursuivons notre traversée. Mais la route est longue. Le vent forcit de manière impressionnante. La houle monte. Et mon estomac commence à jouer au yoyo. Le barreur tient le cap de main de maître, imperturbable dans sa veste de quart couleur de lune dorée, concentré sur les voiles. Pas de doute, nous sommes en de bonnes mains. La nuit tombe sur la mer glacée. On se croirait en plein hiver. Le ciel s'illumine et la mer aussi. Des centaines de petites loupiottes s'allument à l'horizon. Une belle nav' de nuit. Nous voici bientôt à hauteur de Felixstowe.
Et dans ce jeu d'échecs un peu particulier, nous nous trouvons alors confrontés à des pièces un peu moins conventionnelles, à savoir: des Girafes... ! Mais celles-là ne font des mouvements que sur place, de bas en haut pour déplacer, avec leur gueule aimantée, de grosses boîtes métalliques, un peu comme un jeu de cubes. Très impressionnantes les bébêtes... Et de jour comme de nuit, jamais elles n'interrompent leur ballet incessant dans un fracas de métal dont l'écho porte loin sur les flots.
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Nous quittons donc la mer pour nous enfoncer enfin dans la Rivière Orwell. Mon estomac, qui a entre-temps fini par rendre l'âme dans la danse effrénée des flots marins (la honte... ), crie pitié. Je suis donc heureuse de sentir, après la fureur des vagues du large, le doux clapotis du courant fluvial qui nous entraîne vers notre destination: la marina de Woolverstone. Toutefois, la partie n'est pas encore terminée. Il nous faut à présent éviter les pièges tendus dans l'obscurité, par les Cavaliers qui nous attendent encore de quille ferme, amarrés sur notre trajectoire en plein milieu de la rivière. Et sans feux de mât ni de fanal, s'il vous plaît! Ils patientent, à l'affut du retour de la renverse du courant pour enfin pouvoir pivoter sur eux-mêmes. Et c'est de justesse, grâce à l'oeil de lynx de notre équipier le plus aguerri, que nous évitons l'embrassade avec l'un d'eux. Juste la faible lueur de la lune semble notre alliée pour tracer notre chemin vers le havre de paix qui nous accueillera pour la nuit. Les douze coups de minuit ont sonné depuis bien longtemps... Et nous accostons enfin. Il est l'heure de célébrer notre arrivée avant une bonne nuit de sommeil au coin du chauffage d'appoint dans le carré. Quelques photographies diurnes des Cavaliers croisés (ou plutôt évités...) de nuit pour illustrer.
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Dimanche matin. Nous découvrons avec délice la rivière Orwell et ses rives bordées de prairies verdoyantes, de bois et de voiliers classiques comme seuls les Britanniques en ont le secret. Première mission: aller trouver le "harbour master" pour signaler notre arrivée dans la nuit, régler notre dû, vérifier la météo du jour et trouver un endroit où prendre un bon café (denrée indispensable, que nous avions oubliée à bord). Cependant, les Dieux de la météo ne sont pas avec nous aujourd'ui. Vent et courants contraires. Nos projets de rejoindre Ramsgate tombent à l'eau.... Alors, autant faire relâche pour un jour, visiter une région hospitalière (ce qui arrange tout à fait mon estomac malmené! ) et repartir le lundi matin avant le lever du soleil en de bonnes conditions pour notre retour vers Nieuport. Après une bonne douche, notre choix se porte sur une petite balade vers Pin Mill, mignon petit port de restauration de bateaux, à une demie-heure à pied de notre marina. Time for a full English breakfast!
Excellente idée du skipper : la promenade le long des berges et à travers des bois bordés de fleurs et d'arbres remarquables est très plaisante, le paysage envoûteur. Un petit passage par le Royal Harwich Yacht Club (fameux pour son organisation de régates internationales). Nous parvenons à Pin Mill. Un endroit pittoresque avec ses ateliers de réfaction maritime, ses vieilles péniches et un English Pub digne de ce nom. A marée basse comme lorsque la mer y reprend ses droits sur la terre (y compris les escaliers et la route! ), l'endroit se révèle tout à fait ravissant. Parfait pour y reprendre des forces. L'équipage n'hésite d'ailleurs pas à faire honneur à la gastronomie locale de grand matin.
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Cimetières Marins et Caravanes sur l'Eau
En poursuivant notre balade le long de la grève à travers des chemins boisés, nous découvrons alors avec enchantement un cimetière d'épaves, suivi par un quartier de maisons-bateaux. Non pas des péniches, mais bien des maisons contruites sur des navires, et donc qui ne naviguent clairement pas. Un campement surréaliste sorti tout droit d'un film, hors du temps. Un entrevêchement de pontons, cordages, ferrailles et plantes grimpantes, aux allures fantasmagoriques. Qui sait qui y demeure... Des amoureux de la nature, des parias, des originaux? Peu importe. Le cadre est fascinant.
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Echecs et Mâts
Je vous épargne les détails du récit de notre retour vers Nieuport. Pour faire bref: du vent en rafales. Beauuuucoup de vent! Deux ris dans la voile, que nous n'avons pas regretté d'avoir pris au départ. De la houle. Pas mal de louvoiements et une belle rencontre au large avec un dauphin et un arc-en-ciel. Une traversée très sportive (donc intéressante pour les passionnés) où l'on a bien surfé sur les vagues et testé le navire dans des conditions athlétiques. Un retour éprouvant et long (environ vingt heures sans relâche) dans une météo digne du mois de décembre. Pour passer ensuite à une pétole désolante pour quelques heures, nous obligeant à faire brièvement appel à Archibald (le petit nom que j'aime donner au moteur). Par contre, l'arrivée à Nieuport de nuit sous un ciel étoilé et luné demeure une image ancrée dans ma mémoire comme un moment incroyablement magique après un coucher du soleil digne d'un grand peintre. Même si nous étions en train de nous transformer en glaçons sous les couches de vêtements et couvertures dans le cockpit...
"On peut tirer plus d'utilité d'une partie perdue que de cent parties gagnées." (Capablanca)
Enfin, la morale de ce récit, est que la meilleure stratégie de navigation, à mon sens, demeure celle qui permet à l'équipage d'atteindre sa destination dans les conditions les plus rationnelles, acceptables et efficaces. Au diable les records et la gloire. Ce qui compte, c'est de ramener tout le monde sain et sauf à bon port, même si cela implique de faire des sacrifices sur ses ambitions et ses horaires. Et que même une nav' difficile procure de magnifiques souvenirs et n'enlève en rien l'envie de repartir. Que du contraire! "Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts", n'est-il pas?
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Je vous souhaite un excellent dimanche. Et que cette 57e édition du blog vous porte chance dans votre échiquier personnel en cette belle journée de mai...
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May 2023
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