Certains diront qu’il y a des sujets à propos desquels on ne peut pas écrire. Et pourtant, je voudrais ici tenter d'aborder un thème ardu, très ardu même. J’espère que mes lecteurs ne m’en voudront pas, même si leur opinion diffère.
La Mer, telle un immense miroir qui reflète la couleur du ciel, la silhouette des navires ou encore l'ombre des nuages. Et parfois, lors d'un grain qui n'en finit pas et que le navire tangue dans tous les sens au bord du naufrage, l'envie prend aux marins de sauter par dessus bord et de passer de l'autre côté de la surface, d'aller voir de l'autre côté du miroir et de s'enfoncer dans la douceur de l'onde pour ne plus remonter. Une envie difficile à cerner, un souhait insoutenable à accepter pour ceux qui restent à bord. Souvent même inacceptable ou totalement incompréhensible pour ceux qui demeurent à terre.
Et pourtant, chaque marin a le droit de décider. Chaque homme de mer a le droit de souhaiter sortir de la tempête par n'importe quel moyen, d'amener son navire vers des eaux paisibles, des fonds marins pacifiques et silencieux, vers un océan de quiétude qui mette fin à sa souffrance pour sortir d'un ouragan interminable. Mais ce droit ne peut lui être accordé que tant qu'il est lucide, ce qui en rend la décision d'autant plus ardue. Deux proches patients de cancérologie, dont je m'occupe chaque semaine, viennent d'annoncer leur décision d'aller voir spontanément de l'autre côté du miroir. Et si je comprends leur demande, elle me déchire, car je voudrais les retenir encore un peu plus longtemps à bord. Mais, la vie sur le navire est devenue tellement pénible. Elle n'est plus que souffrance, changement de toile, de cap, puis de voiles encore, pour irrémédiablement revenir au point de départ sans espoir d'atteindre un port à l'abri. Un cycle permanent. Et la lassitude se fait sentir. Pourquoi prolonger le calvaire d'un mal de mer alors qu'il ne peut plus disparaître et ne fait que s'empirer ? Pourquoi faire traîner une traversée qui ne mènera le bateau nulle part ? Pourquoi éterniser une traversée incroyablement douloureuse à travers orages et cyclônes et qui ne peut retrouver un ciel serein ? Durant des années, loin des gens qui le vivaient, ma première réaction, primaire, avait d'abord été le mépris puis, le refus. Naïvement, je trouvais à travers ce genre de souhait un manque de volonté, de courage, voire de lâcheté. Je ne pouvais tout simplement pas imaginer qu'on puisse désirer tout arrêter. Et j'avais tort de juger... Puis, un jour, j'ai compris. J'ai compris qu'il existe des douleurs telles qu'elles paraissent insurmontables, à un point de ne plus pouvoir, de ne plus vouloir. Même si cela va à l'encontre de la nature humaine. Avec le temps, les discussions et les rencontres, j'ai fini par traduire et accepter leur décision une fois toutes les alternatives épuisées. Même si elle m'attriste profondément. La science et la philantropie se sont tellement battues pour le salut de l'humanité depuis ces dernières décénnies qu'elles en ont parfois oublié que leur acharnement à prolonger des vies parfois va à l'encontre du droit primordial de l'homme : celui de décider de sa propre existence. On ne peut sauver tous les marins d'une fortune de mer. On ne peut pas toujours retenir un marin attiré par l'appel de l'océan. Tout ce que l'on peut, c'est l'accompagner le plus tendrement possible dans sa descente vers les abysses et son passage de l'autre côté du miroir. Et c'est bien ce que je ferai si tel est leur souhait. Même s'il m'est tellement bizarre qu'on puisse programmer son naufrage... Même s'il me semble tellement surnaturel de pouvoir décider de la date de fin de son propre voyage...
Je connais à peine ces marins-là. Mais, les liens que nous avons tissés en si peu de temps me semblent bien plus profonds que beaucoup d'autres que je cotôie depuis des lustres. Les circonstances, probablement : on vit les événements à trois cents pour cents. Et puis surtout... Ils me rappellent que les autres, ces autres marins que j'aime, pourraient eux-aussi, en arriver là un jour. Et cette éventualité m'est cruelle. Trouverais-je le courage d'accéder à leur demande? Trouverais-je la force, le jour venu, de les jeter à la mer comme ils le souhaiteront peut-être ? Je ne sais. Je présume qu'on fait ces gestes-là par amour. J'espère simplement que le destin m' épargnera d'avoir à devoir y recourir un jour et que la Nature suivra son cours tout en douceur, sans devoir être forcée. De toute manière, je ne les abandonnerai jamais dans la tempête, peu importe les circonstances.
De tous les Voyages, il en est un qui se fait seul...
Je disais à l'un de ces marins : "Tu n'es pas seul, nous sommes là, près de toi.". Et sa réponse m'a laissée sans mots : " Si, pour cette décision-ci, on est totalement seul au monde...". Et il avait raison. Et pourtant...
Pour l'un d'entre eux, une date a été fixée. Et cette semaine, je ne pourrai pas empêcher un marin de sauter par dessus bord. Et je me sens tellement impuissante... Si seulement, je pouvais... Mais, je ne peux... Je n'ai pas le droit d'aller à l'encontre de sa volonté. Je n'ai pas le droit d'entraver son désir de bonheur, là-bas, ailleurs. Alors, tout ce que je puisse faire, c'est de te souhaiter bon voyage, petit Papillon de Mer... Que ton voyage de l'autre côté du miroir te soit doux et paisible. Et que tu trouves enfin un jardin de douceur et de paix au fond de la mer...
Je descends lentement, mon corps enfin se repose,
Les cheveux longs dans le courant, ondulent en caressant Dans le silence libre et sans lien, doucement me balance Un berceau bleu étincelant au fond de l’océan... Si tu as rêvé dans les eaux sombres, dans la pénombre où nage Ophélia, Si la lueur des profondeurs t’attire aussi, ne me retiens pas, Même si les bras froids du tendre océan te saisissent, englacent ton cœur, Tu me rejoindras, ne me sauve pas, coule avec moi, ne me retiens pas... Je n’entends ni ne respire, les vagues se retirent, Sur l’oreiller blanc des abysses, je peux me laisser partir... D’un coquillage blanc, on renaîtra émerveillé dans la lumière, On ouvrira nos paupières closes, devant la beauté d’une autre mer. Je retourne à la mer, je retourne à la mer... (Ophelia, Nolwenn Leroy)
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August 2023
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