"Le poisson rouge ne peut ramener la complexité des océans à la quiétude de son bocal. (L'Equation africaine, Mohammed Moulessehoul)
Six heures. Le réveil sonne, mais je l'ignore encore un peu en me disant que j'ai tout le temps. Pour débuter la semaine en beauté, grosse réunion prévue ce lundi matin. Heureusement, elle ne commence qu'à dix heures. Alors, que je suis confortablement installée à la table du petit déjeûner, la radio me rappelle doucereusement qu'il y a une grève générale ce matin. Youpie ! Pas de trains, bien entendu. Il me faut la voiture pour me rendre au travail. Je commence à me dépêcher un peu plus.
Sept heures. Je suis fin prête : une belle chemise blanche impeccablement repassée et un ensemble bleu-gris. Une mallette de matériel professionnel digne d'un appareil de body-building. Je monte dans ma vieille Titine (le nom de mon déca-ancêtre de presque 270.000 km). Oh joie, il a fait bien frais cette nuit : on n'y voit rien à travers le pare-brise ! Je rentre donc en catastrophe chercher de quoi nettoyer ces vitres aussi translucides qu'un aquarium dont la pompe serait tombée en panne depuis une semaine ! Le système de désembuage s'étant enfin mis en route, après quelques toussottements du moteur, me voici en route pour aller m'insérer dans la file... où tous mes voisins (et les voisins de mes voisins) ont eu la même idée que moi. Copieurs... Sept heures et quart, en pleine heure de pointe. L'adrénaline commence à monter. En chemin, un automobiliste sympa me fait une superbe belle queue de poisson, histoire d'arriver un mètre devant moi dans la file. Et en synchronisation avec le moteur, l'heure tourne, tourne... Huit heures trente, neuf heures, neuf heures vingt-cinq. Je parviens enfin au centre-ville. C'est la folie totale dans le traffic : on se croirait au beau milieu d'un banc de thons ! Une cohorte de voitures qui avancent toutes dans la même direction de manière erratique, à la recherche désespérée d'itinéraires alternatifs. Chaque rue semble encombrée (lorsqu'elle n'est pas en travaux ! ). Je décide donc d'abandonner Titine sur une des très rares places de parking encore libres au bord d'une grande avenue et je me précipite dans la première bouche de métro. Le quai est bondé. Je me glisse dans la marée humaine. La chaleur est étouffante. Je suis en nage. Dans le wagon, nous voici serrés comme des sardines. Adieu la belle chemise impeccablement repassée... Ma station. Encore un trois cents mètres de crawl (en plus des biceps, je me fais aussi les épaules et les jambes ce matin ! ) pour atteindre tant bien que mal le bâtiment entre les manifestants agglutinés dans une mer rouge et verte devant la sortie du métro. Dix heures moins le quart. La voie est libre : pas de piquets devant la porte, ouf ! La réception. Mon badge d'entrée a décidé de se mettre en grève lui aussi... Mille sabords ! Je maudis en silence l'administration interne qui a encore manqué de renouveler automatiquement mes accès au bâtiment. Dix heures moins cinq. Juste à temps. Enfin arrivée à l'étage, écarlate comme un homard de ma séance de natation de grand matin. Mon collègue, qui est déjà assis dans la salle, regarde sa montre et me roule de gros yeux de rascasse furibonde. Je noie le poisson en balbutiant quelques mots d'excuses concernant la grève et m'empresse d'installer mon matériel de présentation.
© Photos - Rêvesdemarins
Les participants à la réunion (que j'anime), arrivent au compte-goutte. Dix heures et quart, dix heures trente, onze heures... Et il en manque encore. Pas un seul ne daigne s'excuser, ni s'expliquer de son retard ou absence : douze participants sur les vingt de prévus. La grande salle de réunion sans lumière du jour directe a les allures d'un aquarium géant avec ses parois de verre et son éclairage artificiel. Je fais un rapide tour de table du regard. Devant moi, une grande perche, qui me regarde avec un regard de merlan frit. A sa droite, une fine anguille au large sourire, ni chair ni poisson et qui ne dit jamais ce qu'il pense. En face, Monsieur je-sais-tout, prétendant apprendre à nager aux poissons. A sa gauche, le quatrième larron, à qui il faut tout répétér trois fois, une vraie mémoire de poisson-rouge, celui-là...
Onze heures trente. Arrive alors, encore occupé sur son téléphone mobile, un personnage que je n'ai pas encore rencontré et qui ne prend pas la peine de se présenter. Mon voisin m'indique discrètement son nom : un gros poisson ! Un Johnny Weissmüller, frais comme un gardon, qui semble avoir une soif de réussite à avaler la mer et les poissons ! Il avance en crabe jusqu'à la chaise libre (celle en tête de table où il peut présider, bien entendu). Il s'installe, raccroche son téléphone et m'inspecte du coin de l'oeil avec un sourire moqueur en regardant d'un air réprobateur ma chemise un peu fripée par mes péripéties du matin : - J'avais oublié la réunion. - Pas de souçi. Soyez le bienvenu, réponds-je poliment (en me disant tout bas qu'il pourrait au moins s'excuser... ) - Tout baigne alors ! Je poursuis mon exposé. Le requin de première replonge son nez dans sa messagerie électronique. Je poursuis mon animation. Il me faut des réponses et des décisions de la part des participants, dont j'espère de l'interaction. Ceux qui ne nagent pas entre deux eaux sans oser prendre un point de vue clair, restent, quant à eux, muets comme des carpes. Pas d'oursins en vue. Pas un mot, pas une réaction. Il y a anguille sous roche. J'ai beau y mettre toute mon énergie, c'est comme une goutte d'eau dans l'océan. Rien ne tourne rond ce matin... J'ai le sentiment de parler à un panier de crabes dans un bocal carré. Je ne reconnais décidément personne dans ces collègues autour de la table. Moi, qui me sens d'habitude comme un poisson dans l'eau pour gérer ce genre de discussions, aujourd'hui, mes mots se noient dans un silence abyssal... Je regarde ma liste de sujets à couvrir avec désespoir. Je ne vais jamais y parvenir. Bisque, bisque, rage...
C'est alors que je me réveille en sursaut. Je regarde le réveil avec incompréhension, les yeux encore noyés de sommeil : il n'est que cinq heures du matin. Et pour une fois, je n'ai pas de réunion à animer cette semaine-ci !
En vous souhaitant un début de semaine prochaine sans séance de natation forcée...
Et en attendant, un excellent dimanche ensoleillé à tous !
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AuteurArchives
August 2023
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